Ce qui m’a incitée à ouvrir les portes de l’hôpital.
Pendant 16 ans j’ai enseigné les arts plastiques dans le département de cancérologie de l’enfant et de l’adolescent de l’Institut Gustave Roussy à Villejuif.
C’est à la suite d’un événement familial grave que j’ai été amenée à reconsidérer ma vie professionnelle. En 1985, un de mes enfants fut gravement blessé dans un accident de la route. A ses côtés, pendant les longs mois de son hospitalisation et de sa rééducation, j’ai pu mesurer la vacuité de ses journées à l’hôpital. C’est ainsi qu’a germé l’idée d’apporter à ces enfants, blessés à la fois dans leur corps et dans leur âme, une ressource exceptionnelle qui ne viendrait que d’eux. Il m’a semblé qu’au cœur de ces conditions tragiques, c’est dans la création qu’ils pourraient se retrouver et se reconstruire.
C’est ce qui m’a conduite, quelques années plus tard, à solliciter auprès du Ministère de l’Education nationale la possibilité d’exercer ma profession à l’hôpital. Le professeur Jean Lemerle, chef de service, m’a alors ouvert les portes de la pédiatrie…J’ai été mise à disposition par l’Education nationale en septembre 1994, à titre « d’expérience pilote » pour un an. Mon action a été reconduite pendant 16 ans jusqu’à ma retraite en Septembre 2010.
Ce département d’oncologie pédiatrique accueille environ 400 enfants et adolescents en hospitalisation et donne plus de 5000 consultations annuelles, il compte une quarantaine de lits répartis en quatre ailes : une aile est réservée aux tout-petits et aux enfants de moins de 12 ans, une autre vient de s’ouvrir aux adolescents et jeunes adultes, une unité protégée regroupe les chambres stériles qui accueillent les enfants traités par chimiothérapie lourde suivie d’une greffe de moelle. La durée de leur séjour dans ces chambres varie de quelques semaines à plusieurs mois. Enfin, un hôpital de jour, reçoit les enfants qui peuvent repartir chez eux le soir.
L’arrivée à l’hôpital.
Pour ces jeunes malades et leur famille, à la nouvelle du diagnostic, le monde s’écroule. C’est l’état de choc, la sidération, la stupeur…. « Il n’y a pas de mots, ils sont trop faibles pour traduire l’anéantissement qui ne nous quitte plus, on est rongé de l’intérieur. » …. « Un cauchemar dont on ne se réveille pas. » disent-ils. Même très jeunes, ils savent qu’ils viennent pour des mois, on leur explique qu’ils vont subir des traitements longs, qui seront douloureux, même si tout est fait pour alléger leurs souffrances. Les journées sont si longues pour ces enfants, que l’hospitalisation est vécue comme un véritable enfermement. Pourtant tout est mis en œuvre dans ce département de pédiatrie pour les soigner et les entourer. Il est important de les rassurer et de les assurer qu’ils sont pour nous des enfants « comme les autres », capables, malgré les contraintes de la maladie et de l’hospitalisation, d’aller à l’école, d’apprendre, de se projeter dans l’avenir.
Mon rôle au sein de cette équipe fut d’aider les enfants à créer, et de les amener à ce moment privilégié où ils allaient pouvoir s’exprimer, s’évader, reprendre contact avec le désir, l’émotion et le plaisir. Trois notions si rares à l’hôpital !
J’ai voulu que l’atelier soit un lieu de rencontres et d’échanges, où petits et grands pourraient se côtoyer, se « frotter » les uns aux autres comme dans une classe normale. J’ai vite compris que ma pédagogie devait s’adapter à chacun, en fonction de son âge, de son état de santé et de sa culture. Je me devais d’être à leur écoute, de leur redonner confiance, de les amener à s’exprimer et à communiquer et de tout faire pour les aider à sortir de leur isolement sans perdre de vue mes objectifs d’enseignante : leur faire découvrir des moyens graphiques et picturaux, les ouvrir à des connaissances sur la couleur, la matière, la lumière, l’espace ; nourrir leur imaginaire, les amener à se questionner sur leur pratique et celle des autres, à leur faire acquérir des références en les mettant en relation avec le monde artistique. Situé au cœur du service de pédiatrie, l’atelier est ouvert à tous, il fonctionne avec beaucoup de souplesse, chacun pouvant s’y rendre à tout moment.
Une adaptation nécessaire.
La maladie isole, exclut, fragilise. Ces jeunes perdent peu à peu leur identité et leurs repères. Ils ont tendance à se replier sur eux-mêmes, à se fermer aux autres. Quelle approche pouvait favoriser l’expression, le désir d’apprendre et de communiquer chez ces enfants malades, inquiets et marginalisés ? Je me suis rendu compte que ma pédagogie devait évoluer, s’adapter à ces jeunes malades, à ce milieu très particulier de l’hôpital. C’est en se rendant au chevet de chacun dès qu’on les sent disponibles, en tentant d’établir avec eux un climat de confiance qu’on peut les aider à vaincre leurs appréhensions. Aussi, il ne faut rien leur imposer, être avant tout à leur écoute, s’appuyer sur leurs désirs et leurs motivations, tenter de les ouvrir à « ce quelque chose en eux qu’ils ne connaissent pas » et leur donner les moyens de l’exprimer.
Comment permettre également à ce groupe de jeunes si singuliers de retrouver le goût du travail en commun, l’esprit d’équipe qui stimule, la motivation et une meilleure connaissance des autres ? Il m’a semblé intéressant de leur proposer de travailler sur un thème fédérateur qui donnerait lieu chaque année à une exposition. Ces événements, la plupart du temps dans un lieu prestigieux, ont contribué à les valoriser et à modifier le regard que l’on porte sur eux. Un moyen de permettre à ces jeunes d’aborder leur maladie et d’en parler avec pudeur.
Parler de soi : L’autoportrait
Ce thème fréquent dans la peinture classique et contemporaine, ce tête-à-tête avec soi-même devant le miroir, m’apparaissait comme un exercice difficile, voir choquant à proposer à ces enfants atteints dans leur corps, humiliés par la chute des cheveux, amaigris. A la demande d’un adolescent, ce thème contre toute attente, fit l’unanimité. Chacun a pu parler de soi d’une manière fidèle ou idéale, se montrant tel qu’il souhaitait qu’on le voie.
Parler de sa douleur :
N’étant ni psychanalyste, ni art thérapeute, mon rôle n’est pas de les aider à prendre conscience et à essayer de transmettre les éléments de la bouleversante expérience qu’ils traversent, mais juste leur faire utiliser l’image et le langage plastique comme moyen d’expression. Confrontés à la maladie, ils s’approprient le droit d’exprimer ce qu’ils ressentent, de crier leur détresse, de parler de leur souffrance et de tenter de faire partager la violence de ce qu’ils vivent, sans chercher à solliciter la pitié.
Préserver le sentiment de beauté.
La beauté est une réalité apparemment « inutile », négligée trop souvent. Elle nous apparaît comme une énigme. Or, il y a chez ces enfants, une recherche d’absolu et de beauté. Atteindre cette beauté et cette harmonie fut sûrement pour la plupart d’entre eux un moyen de ne pas se perdre. Cela leur a demandé beaucoup de concentration et de résistance à la violence de la maladie. La création les a emmenés loin des murs de l’hôpital, loin de la douleur. Elle les a portés, les a rendus plus légers et les a ouverts sur le monde.
Ainsi, l’’hôpital peut-être un lieu de vie ouvert sur la cité et sur le monde, un endroit où l’art doit avoir sa place.